“… qui aurait pu croire qu’il est aussi chef de file en musique électroacoustique?”
Le Canada est célèbre pour son hockey, ses Rocheuses et son saumon rouge, ses recherches en médecine et ses films d’animation, et même pour sa technologie de l’ère de l’espace. De quoi étre fier!
Mais qui aurait pu croire qu’il est aussi chef de file en musique électroacoustique? La plupart des Canadiens, selon toute vraisemblance, ne connaissent même pas ce style de musique.
Cela n’empêche pas Francis Dhomont, Robert Normandeau et Gilles Gobeil, du Québec,Barry Truax et Paul Dolden, de Vancouver, et Bruno Degazio, de Toronto, de faire partie d’un groupe grandissant de compositeurs de musique électroacoustique canadiens acclamés partout dans le monde.
«Le Canada joue un rôle unique dans le domaine de l’électroacoustique, affirme le compositeur torontois Al Mattes. Il suffit de consulter la liste des lauréats des principaux prix qui sont remis tous les ans à Bourges, en France.»
Cofondateur il y a deux décennies de l’avant-gardiste Music Gallery de Toronto,
Mattes est actuellement président de la Communauté électroacoustique canadienne (
CÉC), le seul groupe de soutien pancanadien pour les obsédés sonores. Fait révélateur, l’adhésion à la
CÉCa presque doublé depuis deux ans.
«Je crois qu’il serait légitime d’affirmer que la musique électroacoustique a été inventée au Canada, dit Mattes. Il existe plusieurs souches différentes, naturellement, mais l’idée du contrôle du voltage est véritablement issue de l’œuvre de Hugh Le Caine.»
Le Caine (1914-1977) était une personne extraordinaire et il n’est donc guère surprenant que le prix de la composition de musique électroacoustique de la
SOCAN, remis annuellement, porte son nom. En tant que directeur du Laboratoire de musique électronique du Conseil national de recherches à Ottawa au début des années 40,
Le Caine était habité par la motivation de créer des instruments et des sons nouveaux. Certaines de ses plus remarquables inventions, tels la saqueboute et le générateur de structures sonores sérielles, furent des précurseurs des synthétiseurs d’aujourd’hui.
On doit aussi à Le Caine d’avoir jeté les fondations des premiers studios électroacoustiques d’importance au Canada, d’abord à l’Université de Toronto et ensuite à l’Université McGill de Montréal. Les départements de musique des universités de toutes les régions du Canada constituent depuis un environnement fertile pour l’univers effervescent de l’électroacoustique. Maintenant à la retraite, des pionniers comme Istvan Anhalt (Université Queen’s) et Otto Joachim (qui a son propre studio depuis le milieu des années 50), ont été suivis par des compositeurs tels Gustav Ciamaga (Université de Toronto), alcides lanza (McGill) et Jean Piché (Université de Montréal).
La
CÉC compte environ 250 membres dans ses rangs, mais selon l’administrateur
Ian Chuprun, «le nombre d’électroacousticiens qui ne sont pas membres est beaucoup plus élevé. La culture pop a commencé à faire davantage appel aux techniques électroacoustiques dans tous les secteurs — à la télévision, au cinéma, dans la publicité — et l’ensemble de ce domaine est du même coup devenu plus accessible.»
Kevin Austin, de l’Université Concordia à Montréal, abonde dans le même sens: «Nous ne parlons pas de musique au sens traditionnel. Dans une large mesure, il s’agit d’une exploitation du son sans l’intervention directe des notions de hauteur et de rythme telles que nous les comprenons. Mais il est beaucoup plus facile d’apprécier la musique électroacoustique maintenant qu’à l’époque où elle faisait ses premiers pas, étant donné que plusieurs des sons utilisés ne sont plus perçus comme étant très inhabituels.»
Très actif dans les milieux de la musique électroacoustique depuis plus de 25 ans,
Austin a mis sur pied l’ensemble MetaMusic en 1972, ainsi que le Groupe électroacoustique de Concordia en 1982. Il a aussi joué un rôle déterminant dans la création de la
CÉC en 1986.
«Dans les années 50, la transformation d’un son pouvait prendre des semaines, déclareAustin. De nos jours, il suffit d’utiliser un générateur et de raccorder une résonance vocale à l’attaque d’une guitare, et bingo! vous venez de créer un nouveau son.»
L’un des compositeurs de musique électroacoustique les plus en vue du Canada, Paul Dolden, ne partage pas cette vision des choses: «Je n’aime pas du tout le mot électroacoustique. Je préférerais dire que je suis un compositeur faisant appel à la technologie. Ce que je fais, c’est de la musique orchestrale embellie. J’aime les notes, cela est indéniable. Je suis peu intéressé aux soi-disant ‘objets sonores’ et je déteste les sons synthétisés. Mais comme je travaille sur bande et qu’aucune de mes œuvres ne peut être exécutée en direct, je suppose qu’on peut classer le tout dans la catégorie ‘musique électroacoustique’. Mais je crois sincèrement que nous n’avons pas besoin de ce terme.»
Ces jours-ci, Dolden s’est enrichi de 10 000 $ en remportant l’un des deux Prix de composition musicale Jean A. Chalmers, l’autre étant allé à Jean-François Denis. Ce dernier enseigne [de 1985 à 1989] les rudiments de la musique électroacoustique à l’Université Concordia, et son prix lui a été remis afin de souligner sa contribution à titre de présentateur de concerts, d’éditeur et de fondateur d’empreintes DIGITALes, une étiquette de disques accumulant les succès. Quant à Dolden, c’est sa composition L’ivresse de la vitesse qui a retenu l’attention du jury.
«Cela consiste en 400 pistes d’instruments acoustiques, explique Dolden. Vous devriez voir la partition. Elle contient des millions de notes! Ce que j’ai fait, essentiellement, c’est réduire cinq symphonies à une durée de 15 minutes. Le but visé était d’accélérer la musique au point d’en arriver à un état d’ivresse.»
Le mois dernier,
Dolden a présenté sa récente œuvre en première dans le cadre d’un concert de la Société de musique contemporaine du Québec (
SMCQ) à Montréal. «Je l’ai appelée
The Heart Tears itself Apart with the Power of its own Muscle. Resonance #3, précise-t-il. «La portion sur bande fait appel à une grande quantité d’artefacts de la culture pop. C’est du rock pour intellectuels.»
À l’autre antipode de l’univers électroacoustique se trouve Barry Truax, de l’Université Simon Fraser. Compositeur et académicien influent depuis le début des années 70, il a reçu, grâce à sa pièce Riverrun, ie très convoité Prix Magisterium à Bourges, où se tient le plus prestigieux concours de musique électroacoustique au monde.
«Jadis il y avait la musique sur bande, la musique électronique et la musique informatique, se souvient Truax. Il y avait des regroupements distincts qui mettaient l’accent sur les technologies. Les trois factions entretenaient peu de rapports. Mais les barrières se sont mises à tomber, notamment en raison de la différence entre l’analogique et le numérique.»
Truax doit sa réputation à son travail dans le domaine de la musique assistée par ordinateur, et il fut l’un des premiers à programmer ses propres logiciels. «Cela était nécessaire dans les années 70, dit-il. De nos jours, c’est devenu un inconvénient.»
Le compositeur de la côte ouest travaille actuellement à exécuter une importante commande pour le compte de la International Computer Music Conference, qui aura lieu au début de septembre. Cet événement annuel marquant s’est tenu à Copenhague l’année dernière et à Tokyo en 1993. Cette année, c’est Banff, Alberta, qui en sera l’hôte.
Les expérimentations acoustiques de la compositrice vancouveroise
Hildegard Westerkamp, une associée de longue date de
Truax, ont toujours porté sur les sons environnementaux. «Il m’arrive souvent de concilier l’écologie et la composition sonore, explique-t-elle. J’espère donner la première d’une nouvelle pièce à l’
ISEA95 Montréal (Symposium international des arts électroniques) en septembre à Montréal.»
Récemment revenue d’un symposium de deux semaines sur les sons, organisé par l’Akademie der Kunste à Berlin, Westerkamp est l’éditrice du Soundscape Newsletter, l’organe officiel du World Forum for Acoustic Ecology. «Le médium électroacoustique est tellement fascinant. Je trouve dommage qu’il y ait si peu de femmes qui s’y intéressent. Je crois que la technologie représente l’obstacle majeur. Méme si cela ne décourage pas tout le monde, il y a aussi le contexte plutôt difficile lié au domaine qui peut parfois aussi rebuter certaines personnes.»
Le cas de Bruno Degazio, un compositeur et concepteur de sons chevronné de Toronto, illustre bien ce point de vue: «Actuellement je travaille à l’aide d’un contrôleur d’instruments à vent WX7 et d’un VL1 de Yamaha. Le VL1 est un synthétiseur de modélisation physique qui réagit comme un instrument de musique lorsqu’on en joue. C’est la voie de l’avenir.»
Cette année, Degazio est engagé à plein temps dans des projets de films IMAX. Parmi ses récentes œuvres, on retrouve d’impressionnantes trames sonores dont celles de Titanica, The Last Buffalo et The Fires of Kuwait, un documentaire mis en nomination aux Oscars.
Comme cela se produit dans nombre d’autres domaines, l’électroacoustique se conçoit différemment au Québec. Beaucoup de compositeurs québécois ont été profondément influencés par l’école de la musique concrète en France, qui s’attarde surtout à étudier la manipulation électronique d’«objets sonores» plutôt que les sons crcés électroniquement. Par conséquent, leur approche créative tend à être différente.
L’Association pour la création et la recherche électroacoustiques du Québec (
ACREQ), mise sur pied par
Yves Daoust et
Marcelle Deschênes en 1978, est l’un des regroupements importants de la province. Bon nombre de compositeurs remarquables lui sont affiliés, dont
Alain Thibault,
Robert Normandeau et
Gilles Gobeil, qui ont tous remporté plusieurs prix internationaux.
Gobeil a pour sa part décroché le deuxième prix au Ars Electronica, un festival présenté en Autriche.
«Le milieu est en pleine effervescence à l’heure actuelle, dit Gobeil. Plusieurs changements sont survenus et je suis particulièrement heureux de voir que nous commençons à communiquer davantage et à écouter les œuvres de nos collègues.»
L’étiquette empreintes DIGITALes de Jean-François Denis permet de mesurer l’ampleur de ces déblocages. «Notre catalogue contient maintenant 24 compacts et, oui, il y a un marché pour eux! Je ne me contente pas de fabriquer ces disques. je les vends aussi!» insiste Denis. Je ne suis pas surpris non plus par le potentiel de la musique électroacoustique, étant donné qu’il y a beaucoup d’artistes sensibles qui ont opté pour ce genre.
Pour obtenir un aperçu du talent de ces musiciens, on peut écouter
DISContact! II, une compilation récente de 51 œuvres de membres de la
CÉC. Bien qu’aucune des pièces ne dure plus de trois minutes, plusieurs d’entre elles témoignent d’un développement d’idées acoustiques sortant de l’ordinaire.